Courtilz de Sandras, M?moires de M. d'Artagnan (1700)

Texte
"Je m'en fus dans l' antichambre du Roi où j'avais vu plusieurs fois qu'on jouait beaucoup d'argent à trois dés. Je ne possédais pas le jeu a fond car, loin d'être joueur, j'avais résolu au contraire de m'en abstenir toute ma vie. Tout ce que je savais était de faire une mise et de reconnaître quand on la gagnait et quand on la perdait.
Ainsi, n'ayant d'autre ressource que de me hasarder à jouer mes quinze louis, je m'approchais de la table où l'on misait assez gros, afin d'y prendre place lorsque quelqu'un en sortirait. J'attendis plus d'une heure et demi avant que d'en avoir une, car il y avait là plus de monde qu'il ne pouvait v en avoir au sermon du plus habile prédicateur de Paris.
Cependant je tremblais à la pensée de Perdre mon argent et d'aggraver encore mon affliction. Enfin, ayant trouvé à me placer avec bien de la peine, je reconnus le terrain avant que de prononcer la parole sur laquelle devait rouler tout mon bonheur. Je vis que l'on jouait un jeu effroyable, les moindres mises étaient de douze ou quinze pistoles, elles étaient d'ailleurs doublées ensuite, et l'on risquait tout ce qu'on avait devant soi comme s'il ne s'agissait que d'une simple épingle. Cela me faisait trembler encore plus qu'auparavant, car je me disais qu'un seul coup comme ceux-là suffirait à nous tirer d'affaire, mon hôtesse et moi, ou à nous envoyer à l'hôpital. Après avoir regardé pendant plus d'un quart d'heure je me hasardais à faire une mise de cinq louis. Mr le Duc de Saint Simon tenait le dé et regarda cette mise comme indigne de sa colère, ainsi ne me répondant rien tant qu'il tint le cornet, le dé vint après lui au chevalier de Montchevreuil, gentilhomme du Vexin Français qui était attaché à Mr de Longueville. Il ne me méprisa pas comme avait fait le Duc de Saint Simon, soit qu'il voulut m'enrôler dans la confrérie des joueurs où il jouait un grand rôle, soit que n'ayant guère d'argent, ce qui était la vérité, il trouva ma mise plus adaptée à ses moyens que quantité d'autres qu'on lui faisait autour de la table. Je gagnai quatre-vingt seize louis ou pistole d'Espagne, qui ne valaient encore que dix francs, c'était encore quelques pistoles de plus que je n'en avais désiré ..."

Extrait de
Courtilz de Sandras, Mémoires de M. d'Artagnan.

Date
1700

Lieu de publication
Cologne, P. Marteau

Auteur
Gatien de Courtilz de Sandras (Montargis, 1644 – Paris, 1712).

Support
Livre imprimé

Dimensions